C’est une image du film « Match Point » qui résume le mieux ma vie des 30 dernières années.
Malgré de brillantes études en grande école d’ingénieurs (Centrale Lille), je n’ai pas réussi à me faire embaucher par une grande entreprise française. Leurs psychologues ont détecté mon instabilité psychique lors des tests d’entrée. Après plusieurs ratages dans de petites structures avec licenciement en période d’essai, j’ai trouvé un emploi dans une société allemande à Pforzheim, située entre Karlsruhe et Stuttgart. En tant qu’assistant du PDG de l’entreprise, j’ai essentiellement supervisé la production. Mais c’était plutôt un atelier de bricolage qu’une chaîne de production digne de ce nom.
Au niveau de la technique, mon objectif était de calculer les caractéristiques idéales d’une bilame pour implantation dans des mini-interrupteurs thermiques. Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bilame . Mais j’avais l’esprit bloqué par une sorte de « fermeté de principe » (dixit un autre recruteur). Bien que de bonne volonté, j’étais inconsciemment rebelle contre l’autorité de mon chef. J’aurais pû me faire aider par l’école d’ingénieurs d’où je venais de sortir, mais je n’ai pas vraiment fait d’efforts en ce sens.
Au bout d’une année, le PDG propriétaire s’est impatienté de ne pas obtenir cette calculation… De plus, la production recontrait de sérieux problèmes de qualité et ces difficultés menaçaient de couler son entreprise. Il m’a donc proposé de me muter dans sa filiale de distribution commerciale à Zurich (5 personnes). C’est ainsi que je suis arrivé en Suisse.
Ma femme était à ce moment à Lille, en convalescence suite à une grave maladie d’Hodgkin, où elle s’occupait de mon fils agé de quelques mois. J’ai d’abord habité à l’hôtel pendant quelques semaines avant de chercher un logement. À l’époque, trouver un logement était beaucoup plus difficile que de trouver un emploi. Une cinquantaine de candidats se disputaient un appartement. J’ai donc pris ma voiture pour silloner la région. L’idée était de trouver un logement permettant d’aller à Zurich en transports en commun en moins d’une heure. Situé de préférence à l’Ouest de Zurich pour être un peu plus proche de Strasbourg, où vivent mes parents.
C’est à Bremgarten, une petite ville de 5’000 habitants à l’époque que j’ai trouvé un studio libre…!
La chance sourit aux audacieux…! C’est un endroit très agréable à vivre, avec des possibilités de promenade le long de la rivière, un joli centre ville devenu maintenant zone piétonne.
La société de bilames allait de plus en plus mal, au point que le PDG propriétaire ait décidé de me licencier, ainsi que le général manager qui supervisait son groupe de sociétés. À l’époque, mon autorisation de travail était limitée à la société de bilames. Mais la chance m’a souri. Le général manager s’est impliqué auprès des autorités suisses pour modifier les conditions de mon permis de séjour. Cela m’a permis de rester en Suisse, en trouvant très facilement un nouvel emploi en tant qu’ingénieur commercial dans une société spécialisée dans le domaine des appareils de mesure haute tension. Cette industrie est assez fascinante. Les générateurs de foudre ont parfois une hauteur de 20 mètres.
Lorsque je suis arrivé dans cette société, le représentant commercial pour la France venait de cesser sa collaboration. J’ai proposé de suivre la clientèle en direct depuis la Suisse. L’avantage de ce projet était d’économiser la commission de vente d’un représentant, environ 20% sur tous les appareils. Ceci nous a permis d’être un peu plus aggressifs sur les prix.
C’était la belle vie. Voyager 30% du temps, l’essentiel en France, mais parfois aussi en Espagne, au Portugal, en Belgique et une fois en Egypte. Entretemps, l’appartement de 3.5 pièces situé au même étage que le notre s’est libéré. Nous avons sauté sur l’occasion. Ma femme, à la base institutrice dans le Nord, donnait quelques cours de français pour s’occuper. Je jouais au volley plusieurs fois par semaine. Et je faisais plein de vidéos en jouant avec mon fils.
J’apprends le suisse allemand pour mieux m’intégrer. Le Hochdeutsch, c’est à dire l’allemand parlé en Allemagne, c’est bien, mais ça laisse une distance.
En 1993, coup de tonnerre avec ma première psychose, déclenchée à l’hôpital suite à une longue période de diarrhées et de vomissements due au déclenchement de ma maladie coeliaque (intolérance au gluten). Poids tombé à 61 kg pour 1m96… Retour au travail trois mois après. Dépression post-psychose pendant un an… Mais les affaires repartent bien.
C’est là qu’un de mes collègues me recommande de changer d’air. Continuer à faire ce job dans cette société, c’est prendre le risque de s’exposer un jour à se retrouver sur le carreau, ceci sans avoir de formation demandée par le marché du travail. Très judicieux conseil, dois-je dire à posteriori. Dans la foulée, je commence une formation de directeur commercial s’étalant sur un an et demi avec un examen et un diplôme à la clé.
Après une recherche discrète, je me décide à rejoindre le groupe ABB en tant que responsable de projets de disjoncteurs haute tension SF6, un gaz isolant inerte. Le manager de la division m’avait caché que la production devait être transférée de la Suisse vers la Suède. Déçu, je retombe dans mes travers. Je le provoque en allant aux ressources humaines pour me plaindre que je n’ai pas assez de travail. Crime ultime, étant donné que tout manager affirme n’avoir pas assez de personnel. Le job était varié et intéressant. Mes meilleurs souvenirs sont les excursions avec les Chinois venus officiellement pour deux semaines de formation. À l’époque, ils recevaient un peu d’argent de poche pour leur séjour…
Entretemps, je réussis mon examen haut la main. Cette fois-ci, la recherche est un peu plus longue. Je prends mon temps, car j’ai l’intention de valoriser mon nouveau diplôme. Je quitte ABB après deux années pour un poste de directeur commercial d’agence d’une entreprise spécialisé dans les raccordements rapides. L’agence est à Guebwiller, le siège à Faverges en Savoie. Je prends une chambre à Guebwiller.
Malheureusement, ça se passe très mal. D’un côté, le manager qui m’a recruté est mobbé par certains directeurs régionaux, qui organisent des réunions sans l’inviter. De mon côté, je pête les plombs de temps en temps, ce qui remonte au siège. Ma période d’essai est renouvelée. Quelques jours après, c’est le putsch. Un des directeurs régionaux monte en grade. Il vient à Guebwiller et me licencie sur le champ.
Deuxième psychose… toujours autant de paranoïa, mais rétablissement un peu plus rapide.
La recherche d’emploi est plus difficile. Coup de chance, retour à un poste plus modeste, équivalent à celui d’ABB, chez Adtranz, devenu Bombardier entretemps. Je m’occupe entre autres du suivi de l’atelier des chemins de fer suisses à Yverdon.
Au bout de trois années, la production sur le site de Zürich Oerlikon est arrêtée et transférée à Pratteln, près de Bâle. J’ai 37 ans à l’époque. Je me dis que l’industrie en Suisse part en couille. Que j’ai encore l’âge de changer de branche, de travailler dans les services, à priori moins sujets à des délocalisations.
Je tente ma chance en répondant à une offre d’emploi d’une entreprise de télécoms anglo-saxonne en tant que responsable de projets. Colt (City of London Technology) est lancée par Fidelity, un fonds de pension américain. J’achète un nouveau costume et une belle cravate pour l’entretien d’embauche. J’approfondis mes connaissances des techniques de télécoms grâce à un bouquin spécialisé.
C’est l’époque de la bulle Internet. Les entreprises de télécoms s’arrachent les clients et les collaborateurs à prix d’or. Je suis retenu! Le salaire est indécent, je me frotte les yeux… Le job n’est pas très difficile, mais stressant. Il s’agit de suivre les commandes de produits télécoms non standard et de documenter le process.
Je découvre un nouveau sport, le tennis! Les sauts répétés au volley-ball me font mal à la colonne vertébrale. Le gros avantage du tennis, c’est qu’on peut apprendre ce sport à l’âge adulte avec un professeur. Les leçons particulières sont chères, mais avec ce nouveau job, je peux me le permettre.
Au bout de trois ans, mon chef me nomme Team Leader. Enfin un job de management! Sauf que les ennuis recommencent. Je contrôle trop mes collaborateurs. Un jour, en 2004, mon chef me convoque dans son bureau pour m’annoncer qu’un problème a été identifié et que le problème c’est moi.
Boum, troisième psychose. Très courte, mais programme complet avec paranoïa, CIA etc… Je reprends le travail sous surveillance, mais je n’y crois pas trop à conserver mes nouvelles responsabilités. Je rétrograde comme responsable de projets.
Suite à une réorganisation, je me retrouve sous un autre chef. La surcharge de travail fait qu’une trop grande partie de mon boulot consiste à consoler les clients en leur expliquant que leurs services seront livrés plus tard que prévu. C’est frustrant.
Le coup de chance arrive lorsque le team informatique au siège à Londres recherche deux volontaires pour aider à tester un nouveau logiciel de saisie de commandes, ceci pour une durée de trois mois. Le PDG de Colt Suisse soutient ma participation. Au bout de deux semaines, mon chef direct me demande de rentrer, mais je réussis à m’imposer, en évoquant l’accord pour les trois mois et le fait que je fais des heures supplémentaires à ma charge pour compenser.
La collaboration avec les Anglais et le team de développement indien d’Infosys se passent bien. Le projet continue. Les trois mois se prolongeront et deviendront plus d’une année, où je partirai à Londres deux ou trois jours par semaine.
En Suisse, ça se passe plutôt mal. Le directeur des opérations me prend en grippe. Mon départ est souhaité.
On est en 2007. Mon fils a 18 ans. L’appartement de 3.5 pièces est devenu trop petit pour nous. Ma femme me bassine pour déménager. On recherche à Bremgarten et Zufikon, la commune avoisinante. Voyons grand, plutôt que de rester locataires, devenons propriétaires! En Suisse, il suffit d’avoir 20% d’apport pour acheter, dont la moitié peut venir de la caisse de pension. Le reste, jamais remboursé, seulement les intérêts.
En avril 2008, une opportunité de poste de travail pour le groupe se présente à moi. Mes aller-retours à Londres m’ont permis de rencontrer pas mal de gens et de me faire apprécier. Je n’hésite pas longtemps et je décroche le job. Il s’agit de représenter les unités opérationnelles de traitement de commande dans les projets informatiques du groupe. Ensuite, le profil du poste évoluera vers un travail de Business Process Manager, chargé de déterminer les responsabilités des différentes équipes impliquées dans la livraison de produits télécom. Mon plus gros projet
était d’optimiser les produits VoIP tout en introduisant de nouvelles fonctions. Ces cinq années professionnelles suivantes les meilleures de ma vie, malgré les psychoses quasi annuelles.
Au même moment, ma femme trouve un emploi comme professeur de français au collège de Zufikon. Et notre fils commence ses études d’ingénieur.
Mon meilleur souvenir reste mon voyage en Inde pour rencontrer mes collègues. C’était par hasard lors du festival des couleurs « Holi ». Ma chef était basée à New Delhi. Elle m’a proposé d’aller également faire un tour à Bangalore, où étaient basés d’autres membres de l’équipe.
Bien sûr, les psychoses fin 2010, fin 2011, fin 2012 et début 2014 ont été terribles. Mais je garde le souvenir d’un employeur fiable et prévenant, me permettant de revenir progressivement travailler malgré mes délires. Mon psychiatre de l’époque avait fait un excellent travail en gardant le contact avec la responsable des ressources humaines.
Fin 2013, annonce de licenciement pour cause de centralisation du team process à Londres, Barcelona et New Delhi. Déclenchement en janvier 2014 d’une psychose encore plus forte que celles des années précédentes avec hospitalisation forcée pendant deux mois.
Là, période très difficile. Pas d’allocations chômage étant donné que je suis incapable de travailler. Pas de compensation de la part de la caisse privée d’assurance maladie de mon employeur, puisque je n’ai plus d’emploi.
Pas de nouvelles de l’assurance invalidité, contactée par mon psychiatre pour obtenir une allocation d’handicapé. Au bout de quelques mois, la situation se débloque. La caisse privée de mon employeur accepte de me financer pendant un an et demi puisque je suis tombé en psychose au cours du mois de janvier, où je travaillais encore. Mais âgé
de 51 ans à l’époque, ça ne me donne pas encore de perspective de long terme. En Suisse, dans mon cas, il faut d’abord consommer ses économies, ensuite, c’est le soutien de l’aide sociale. Pas enviable…
Comble de malheur, ma femme perd son emploi de professeur de français au même moment. C’est dû à une restructuration du système éducatif suisse. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, sa recherche d’un nouvel emploi est ardue.
Mon psychiatre (devenu de temps à autre mon partenaire de tennis) intervient auprès de l’organisation chargée des handicapés pour me trouver une place dans un bureau. Ce n’est pas un vrai travail… Il s’agit de simuler des commandes avec un système informatique. Très basique. Mais, bon, ça permet de rencontrer d’autres personnes.
En mars 2015, nouvelle psychose avec encore une fois une hospitalisation forcée de deux mois. Entretemps, j’ai dû changer de psychiatre suite au départ en préretraite de mon ami psychiatre tennismen, qui se suicidera fin avril 2015.
Difficile d’accepter de rester à la maison et de ne rien faire… En juillet 2015, je commence un emploi handicapé dans une station de vélos à Aarau. Officiellement, c’est un emploi de bureau… En pratique, je dois garer correctement des vélos, nettoyer la station, chiottes du bureau compris. Régulièrement, j’aide mes collègues coursiers en transportant des marchandises ou des fleurs.
Ce passage à la station de vélo reste toutefois un bon souvenir. J’y ai rencontré pas mal de gens en difficulté, ça relativise ma situation. L’encadrement se souciait du bien-être des participants aux programmes de réinsertion.
En août 2016, une légère poussée d’idées maniaques me pousse à démissioner de cet emploi handicapé.
Les psychoses de 2014 et 2015 ne me permettront pas de récupérer toutes mes facultés intellectuelles et physiques, contrairement aux précédentes. Le diagnostic de schizophrénie sera entériné par l’hôpital psychiatrique. Le bon côté des choses, c’est que l’assurance maladie décide en novembre 2016 de me prendre en charge. À l’allocation mensuelle s’ajoute la contribution trimestrielle de la caisse de retraite et d’assurance maladie de mon ex-employeur. De quoi bien vivre financièrement.
Pendant ce temps, mon épouse retrouve du travail comme professeur de français à l’école primaire de la commune voisine. Elle tombe malade du cancer du sein, mais réussit à garder son poste. Elle est remplacée pendant les périodes les plus difficiles de sa maladie. Mon fils termine finalement ses études d’ingénieur à … 27 ans! Ouf!
Je reste motivé de retrouver un vrai travail. Evidemment pas à grosses responsabilités, mais par exemple comme employé administratif de traitement de commandes. Gros coup de chance. En novembre 2016, une société familiale m’embauche, voir https://allesrogerblog.wordpress.com/a-propos/ . Mes carences intellectuelles sont détectées au bout de quelques jours… Mais le responsable du personnel s’engage pour me proposer un contrat de travail aménagé. Il partira habiter en Thailande quelques temps après.
Badaboum, nouvelle psychose en août 2017… Licenciement immédiat et brutal, sans même pouvoir dire adieu à mes collègues. Mon nouveau psychiatre venait de me débarquer pour cause de comportement déviant. Difficile à admettre, puisqu’il venait de documenter un diagnostic de crise de manie dans mon dossier. Son rôle aurait été de contacter mon employeur en lui expliquant la nature maladive de mon comportement.
Ces évènements ne m’ont finalement pas trop perturbé. Ma femme et mon fils ont fait une demande de curatelle, suite à des dépenses inconsidérées pendant cette crise, mais ils ont été déboutés.
Entretemps, j’ai même récupéré mon permis, après un total de 4 années et demi de retrait.
Le reste de mon histoire en Suisse se trouve de manière plus détaillée sur mes articles de blog, essentiellement mes engagements dans le bénévolat.
Je me sens bien ici. On lit régulièrement dans la presse que les Suisses ne font pas beaucoup d’efforts pour créer des amitiés avec les expatriés, contrairement aux apparences. Le secret est de participer à la vie associative, par exemple être membre d’un club de tennis. Les Suisses aiment avoir la paix chez eux, dans le pays et à leur maison. Parfois, je participe à des discussion politiques sur des forums Facebook, en France et en Suisse. Les commentaires en France sont parfois très durs. La Suisse est plus tolérante.